Daniel Bourrion vs David Tempest : 1-0

Ce 6 février dernier, Daniel Bourrion (BU Angers) a diffusé un communiqué du consortium Couperin annonçant qu’un accord avait enfin été conclu avec Elsevier concernant l’abonnement à la Freedom Collection en licence nationale.

Présenté comme équilibré et financièrement intéressant, les « acquis de ce contrat sont uniques et propres au marché français ». Couvrant bien plus d’établissements supérieurs que le contrat précédent, ce nouvel accord, d’une durée de 5 ans (2014-2018), se distingue également par le fait qu’il porte « désormais en un abonnement à une base de données avec acquisition des contenus, il ne s’agit plus d’un abonnement à une liste de titres avec un ensemble de surcoûts pour l’accès à la collection complète ». En d’autres termes, le modèle économique s’affranchit d’une tarification basée sur les abonnements papiers, finie donc la distinction habituelle holdings – efees. Il n’y a plus de distinction entre les titres souscrits et non souscrits.

Sur le plan financier, on notera que les coûts totaux des trois premières années du contrat sont inférieurs au coût 2013 !

tarif

On en restera là sur les termes de l’accord, très instructif s’il en est pour les autres clients Elsevier ne faisant pas partie de Couperin !

Le communiqué de Couperin ne comportant aucune mention de confidentialité, quoi de plus normal que de le diffuser ? Qu’il y a-t-il de moins communicable qu’un communiqué ? Le communiqué est alors chargé sur un site personnel, un tweet est envoyé, retweeté et suscite des réactions.

Tweet Daniel Couperin

Le lendemain, coup de théâtre et… coup de téléphone officiel à la hiérarchie de Daniel Bourrion afin que celui-ci retire le communiqué en question de son site. Argument massue : le sacro-saint devoir de réserve. Daniel s’exécute, à son corps défendant. Un (sublime) billet publié quelques jours plus tard résume bien l’état d’esprit du collègue : « Le communiqué qu’il ne faut pas lire… »

Pour commencer, cette confidentialité est choquante parce qu’elle prive les citoyens d’information sur les conditions (tarifs mais pas que […]) auxquelles nous nous livrons pieds et souris liés à un éditeur privé qui a depuis longtemps perdu toute visée académique en devenant une entreprise cotée en bourse, dégageant de très confortables bénéfices en pillant l’argent public, et qui a tout intérêt à ce que ces choses restent confidentielles jusqu’à ce que le piège se referme pour cinq nouvelles années fermes (moins les chercheurs en savent, moins ils se disent que peut-être, les archives ouvertes seraient par exemple un moyen de cesser d’être tondus, financièrement et intellectuellement, par ce genre d’éditeurs). En l’espèce ici, la question de « à qui profite le crime » (de la confidentialité) me semble se poser, et je gage que vous trouverez la réponse seuls.

Et puis, cette méthode (l’ordre de retrait arrivé des hautes sphères qui vous tombe dessus par le biais de la hiérarchie, assorti du bon vieux coup du devoir de réserve) me dérange profondément, en tant que professionnel. Parce que pour moi, mon métier se résume en deux règles très simples dont j’imaginais qu’elles étaient celles de tout bibliothécaire :

  • diffuser au maximum et sur tout support existant toute l’information disponible sous réserve qu’elle ne nuise pas à la dignité humaine ;
  • organiser cette information pour que tous les citoyens puissent s’y retrouver (à tous les sens du terme) ;

En me demandant de retirer ce communiqué (sacré paradoxe, un communiqué que personne ne doit voir…), c’est ma première règle professionnelle qui a été mise à mal. De l’intérieur. Et ça, c’est vraiment une grosse, très grosse couleuvre que j’ai en travers de la gorge.

En supprimant ce document, en l’enlevant à la vue de mes collègues et autres citoyens lambda, au garde-à-vous devant mon écran, j’ai repensé à une phrase que répétait souvent mon père : « Réfléchir, c’est déjà désobéir ».

Devoir de réserve et confidentialité… La belle affaire !

Un devoir de réserve vis-à-vis d’un document ne présentant aucun caractère confidentiel et concernant un accord entre un consortium d’enseignement supérieur (fonds publics) avec une société commerciale dont le chiffre d’affaires du premier trimestre 2013 est de 3.570 millions d’euros ?

Un devoir de réserve vis-à-vis d’un accord avec un éditeur qui, jusqu’en 2007, investissait dans la vente et la démonstration d’armes ? Elsevier lâcha ce fond de commerce sous la pression des clients, actionnaires et universitaires (lire à ce propos l’excellent article Reed-Elsevier’s hypocrisy in selling arms and health). Six ans plus tard, en octobre 2013, Elsevier publie d’ailleurs dans une de ses revues, The American Journal of Medicine, une étude selon laquelle les pays où il y a le moins d’armes en circulation sont plus sûrs que ceux où il y en a plus (Bangalore, S., & Messerli, F. H. (2013). Gun ownership and firearm-related deaths. American Journal of Medicine, 126(10), 873-876. doi:10.1016/j.amjmed.2013.04.012).

Un devoir de réserve vis-à-vis d’un éditeur qui fait retirer un article scientifique de ses propres revues parce que les résultats déplaisent à Monsanto ?

Un devoir de réserve vis-à-vis d’un éditeur qui cherche à contrôler les projets de data mining ?

Un devoir de réserve vis-à-vis d’un éditeur qui annonce tout de go que la confidentialité des négociations est nécessaire à son business modèle, sinon… les prix risqueraient de baisser (sic !). On s’en doutait un peu, mais de là à oser le dire devant des bibliothécaires et des chercheurs… C’est pourtant ce que David Tempest, Deputy Director of Universal Sustainable Research Access chez Elsevier, expliqua clairement lors d’une table ronde organisée à l’Université d’Oxford en avril 2013.

Transcription :
Personne du public: I’m glad David Tempest is so interested in librarians being able to make costs transparent to their users, because at my university, Imperial College, my chief librarian cannot tell me how much she pays for Elsevier journals because she’s bound by a confidentiality clause. Would you like to address that?
[Applaudissements du public]
David Tempest: Well, indeed there are confidentiality clauses inherent in the system, in our Freedom Collections. The Freedom Collections do give a lot of choice and there is a lot of discount in there to the librarians. And the use, and the cost per use has been dropping dramatically, year on year. And so we have to ensure that, in order to have fair competition between different countries, that we have this level of confidentiality to make that work. Otherwise everybody would drive down, drive down, drive drive drive, and that would mean that…
Source : Elsevier’s David Tempest explains subscription-contract confidentiality clauses

Le reste de la réponse est inaudible en raison des rires de l’assemblée…

Un devoir de réserve, ça ne doit donc pas aussi se mériter ?

Si Daniel, lui, a été vivement invité à retirer le communiqué de son site, au moins, contrairement à David Tempest, personne ne lui a ri au nez à lui… Merci, Daniel, allez, ça va d’aller ! 😉 Tu restes le vainqueur moral de cette affaire !

Note : Le pdf du communiqué Couperin reste téléchargeable ici. Travaillant actuellement pour un autre consortium, je me fais quelque peu violence pour ne pas le diffuser via le blog, du moins pour l’instant.

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Note du 21 février 2014 :

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8 réflexions sur “Daniel Bourrion vs David Tempest : 1-0

  1. Tu es bien urbain 🙂
    Mais ne nous leurrons pas : derrière le petit incident du devoir de réserve, il y a le gros pataquès de cette négociation et derrière cette négociation, il y a le gros Elsevier aux dents longues mais qui se déguise en gentil éditeur – c’est cela qu’il faut montrer encore et encore.
    Avec un seul objectif : sortir du système pervers des éditeurs scientifiques qui sont devenus surtout des marchands, et s’en sortir par les Archives Ouvertes.

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  2. Nooooooooooooooonnnnnnnnnnnn ? Est-ce vrai ? 😉
    Archives ouvertes ? Cela me dit vaguement quelque chose…

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  3. Daniel a fait une remarque intéressante à ce sujet dans FB je crois, ou dans Twitter? Qu’il s’agit d’une certaine façon d’une négociation « pré-web ». Je pense qu’il a raison et que c’est un point très important, et pas assez souligné. Les bibliothèques, ou au moins une partie importante de leurs responsables, ont un rapport malaisé au web et ont un intérêt intrinsèque au status quo. Le web comme idée générale d’accès à tout pour tous… n’est pas, dans cette vision, dans l’intérêt des bibliothèques comme institutions : certains bibliothécaires sont mal à l’aise avec l’idée que le web leur enlève, à eux aussi, les clefs du royaume de la documentation. Et ils se retrouvent, inconfortablement certes, mais très réellement, dans une alliance objective avec Elsevier pour maintenir les structures existantes.

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  4. Merci, Nicolas. Je n’avais envisagé la chose sous cet angle. Je trouve cette analyse aussi intéressante que terrifiante : ce serait donc encore pire que ce que l’on perçoit habituellement, voire au quotidien, avec certains collègues…

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  5. Merci François pour ce post.
    Je partage… [la suite du commentaire d’Alain Marois a été supprimée, à sa demande, en raison d’un « droit de réserve » que celui-ci se doit de respecter. Fr.R.]

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  6. Mais quel dommage, que des bibliothécaires ne puissent s’exprimer sur l’évolution de notre métier, ses enjeux, ses dérives, ses contradictions…. en raison d’un mystérieux « devoir de réserve ». Nous prônons l’accès ouvert, la science ouverte, mais en définitive, notre ouverture ne serait-elle que de façade ? Le cadenas du « restricted access » serait-il aussi applicable à nos propres collègues ? pour protéger dieu sait qui ? dieu sait quoi ? Ce n’est pas de cela que je rêve…

    Liberté, je crie ton nom !

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  7. J’ai quand même l’impression que le rappel à l’obligation de discrétion professionnelle (on n’est pas trop dans l’obligation de réserve, là) ne s’applique qu’aux larbins. Je ne sais pas si la personne de la CPU qui a envoyé le communiqué a été rappelée à son devoir de discrétion. Je ne sais pas si Bruno Racine, président de la Bibliothèque Nationale de France, a été rappelée à son devoir de discrétion lorsqu’il a communiqué lors d’une audition à l’Assemblée Nationale retransmise sur le web, le montant – sensé rester confidentiel – d’une ressource documentaire acheté en licence nationale pour l’ensemble des universités et organismes de recherche. Dans un autre contexte, je ne sais pas si Jean-Franck Cavanagh, le responsable de la communication chez Reed-Elsevier, a été rappelé à l’ordre par sa hiérarchie lorsqu’il a donné le montant du dernier marché Elsevier pour la France (OK, faut savoir faire une multiplication). Mais j’aimerais bien le savoir.

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  8. I’m not a larbin, i’m a free man (et là la grosse boule blanche me mange)

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